Faire Binôme

Se lancer dans une saison en binôme en se connaissant peu ou pas est engageant. Même lorsqu’on est déjà ami.e, on ne se connaît pas forcément dans le travail, la vie quotidienne, la solitude, la fatigue…

Souvent, on ne se donne pas l’espace pour apprendre à se connaître avant de « monter ». On se trouve des excuses (on aura 4 mois pour le faire !) et on se retrouve pris.e par tous les préparatifs (visite de montagne, courses, dernière fiesta avec les copain.es…). Sauf que, apprendre à se connaître là-haut n’est pas forcément évident… La charge de travail, la météo, la découverte de la montagne… peuvent venir compliquer cette rencontre. On peut se rendre compte de divergences qui ne sont pas surmontables (alors que, abordées en amont, elles l’auraient peut-être été).

On espère que cette brochure aide de futurs binômes à mieux se connaitre avant de se lancer ensemble sur une estive et même à ajuster leur fonctionnement pendant la saison. Certaines questions vous parleront, d’autres moins et peut-être qu’elles en feront émerger d’autres.

Il nous est paru important lors de la rédaction de faire un rappel sur les rapports de pouvoir qui traversent notre profession parce que c’est un facteur de tensions mais aussi d’incompréhensions. L’idée est de réussir à créer une base commune pour parler de la même chose.

A la fin, on essaye de vous donner quelques conseils pour surmonter au mieux les situations de conflits.

Rapports de pouvoir entre berger.e.s

Dans le travail en binôme, nos relations ne sont pas neutres. Dans nos interactions il y a souvent des rapports de pouvoir, par exemple entre débutant.e / expérimenté.e, jeune / agé.e, femme / homme, berger.e / aide-berger.e, personne blanche / personne racisée…

Un rapport de pouvoir n’implique pas forcément qu’une personne à l’ascendant sur une autre. C’est plutôt qu’une personne a plus de pouvoirs qu’une autre, et c’est cool d’avoir du pouvoir !

Par exemple, une personne expérimentée sait plus de choses sur le métier et va donc pouvoir prendre plus de décisions, agir plus rapidement, être plus efficace…

Ce qui pose problème c’est lorsque cette personne qui a plus de pouvoirs va utiliser ce pouvoir négativement. Elle va l’utiliser à son avantage, au détriment de l’autre.

Cette personne expérimentée de notre exemple peut garder des informations pour elle, ne pas les partager à l’autre et prendre les décisions seule sans consulter son binôme. Cela d’ailleurs pas forcément de manière consciente.

Pour éviter qu’un rapport de pouvoir se transforme en rapport de domination, une première chose est de se rendre compte que l’on concentre du pouvoir et ensuite d’essayer de le partager, dans la mesure du possible.

Voilà quelques questions en fonction de votre type de binôme qui peuvent aider à mettre ces déséquilibres de pouvoirs sur la table pour réajuster la situation.

L’idée n’est pas de chercher l’égalité totale mais plutôt de voir les pouvoirs que l’on souhaite partager dans le cadre d’une saison d’estive.

Questions et idées pour partager les pouvoirs

• Débutant.e/ Expérimenté.e

En tant que débutant.e, il peut être difficile de vouloir approfondir beaucoup de compétences surtout la première année sans s’éparpiller. De même pour quelqu’un d’expérimenté, transmettre sur plusieurs domaines peu représenter une grosse charge de travail. Il peut aussi être difficile pour l’expérimenté de tendre au partage de pouvoir sur de multiples domaines à la fois. Lâcher prise peu faire peur, il est parfois rassurant d’en conserver quelques-unes afin de mieux lâcher les autres.

– Trouver des compétences sur lesquelles le débutant à envie de s’autonomiser et sur lesquelles l’expérimenté est capable de transmettre et de partager le pouvoir.

Questions :

Débutant.e :

• Qu’ai-je envie d’apprendre, approfondir ? Gestion de l’herbe, chien, soin…
• Dans le cas où la personne expérimentée ne se sent pas de transmettre certaines compétences, où puis-je acquérir ces compétences en amont de l’alpage ? (formations organisées par abbasp, ?, visite d’alpage…)

Expérimenté.e :

• Qu’ai-je envie, que suis-je capable ou pas de transmettre ?
• Quels sont les moments les plus propices pour ces transmissions ?
• Y a-t-il des domaines où je peux complètement lâcher sans appréhensions, même si le boulot n’est pas fait comme je pense que je l’aurais fait ? Des domaines où je ne pense pas pouvoir relâcher le contrôle ?

• Statuts de berger.e / aide-berger.e

Parfois des personnes expérimentées acceptent le poste d’aide-berger pour pouvoir monter en binôme sur une montagne. Dans ce cas, il n’y a moins d’enjeu de pouvoir entre débutant.e et expérimenté.e mais plutôt un enjeu de statut. Le statut d’aide-berger est très souvent désavantageux par rapport à celui de berger (plus petit salaire, moins d’heures, moins de droits pour le chômage et la retraite, moins de reconnaissance des éleveurs.euses…).

Cette différence de statut implique aussi légalement une différence dans la fiche de poste : l’aide berger.e n’est pas censé.e réaliser des tâches sans la supervision du/de la berger.e, iel ne peut pas le remplacer.

Questions :

– Veut-on respecter la fiche de poste berger.e / aide-berger.ère ?

– S’est-on mis d’accord sur la répartition des tâches, des jours de repos, cela en tenant compte du salaire et du temps de travail effectif de chacun.es ?

• Binôme mixte (genre, âge, couleur de peau…)

Ce type de binôme est différent des précédents car il s’agit plus exactement de rapport de domination et non de pouvoir. Ces rapports de domination sont inhérents à la société et sont présents partout. Ils ne résultent pas d’interactions entre deux individus mais sont des codes inscrits dans le fonctionnement de notre société. A la différence des rapports de pouvoir, c’est la société qui t’attribue ces avantages, tu ne les acquières pas par ton travail, tes engagements etc. Bref, la société nous donne ce rôle à la naissance, il est donc impossible de s’y soustraire…

Pour les personnes catégorisées par la société comme « dominantes » tout n’est pourtant pas foutu ! Quelques principes de bases peuvent faire du dominant un super soutient pour la personne dominée.

Quelques idées :

Lorsque la personne qui subit le rapport de domination arrive à exprimer la situation qui la gêne, il est vraiment important que l’autre soit en position d’écoute, de compréhension, de soutient. Il peut aussi faciliter la possibilité de s’exprimer sur ces rapports en posant des questions : est-ce que j’ai des comportements qui te dérangent ? Est-ce que c’est en lien avec les rapports de genre ? Est-ce que j’ai eu des comportements racistes ? L’idéal étant de pouvoir s’en rendre compte soi-même et de les prévenir.

Questions :

Si l’on veut éviter des comportements sexistes/agiste/ raciste au sein du binôme et avec les autres interlocuteurs (patrons, randonneurs et autres) que met-on en place ?

En tant que personne subissant les rapports de domination, quelles situations me sont inconfortables, inacceptables ?

Liste de questions…

… Sur le thème du travail

Fonctionnement perso	Organisation à deux
Vision et pratique du métier: Quel est mon rapport au troupeau ? Je garde au carré Vs C’est les brebis qui décident? Comment j’utilise mes chiens ? Quel est mon niveau d’exigence par rapport à l’état du troupeau ? Comment je vis le fait d’être responsable du troupeau ? Quel niveau de pression par rapport à ça ? Comment je réagis dans les moments de colère vis-à-vis du troupeau ?	Arrive t-on à avoir une vision/ manière de faire commune du métier ? Quelles sont nos divergences/convergences? Essayer d’imaginer une manière de garder ensemble
Qu’est-ce que j’aime, je préfère faire dans le travail ? Quelles sont mes motivations ? Mes peurs ? Qu’est ce que je viens chercher en montagne ?
C’est quoi le rythme de travail que j’aime avoir ? Est-ce que je veux prendre mes congés ? Comment j’aime prendre mes jours de repos (groupés, 1j/semaine…) ?	Comment on aimerait s’organiser pour la garde ? les parcs ? Est-ce qu’on compte nos jours de congé et repos ? Est-ce qu’on a besoin de s’organiser en avance pour prendre nos jours ?
Comment j’aime m’organiser pour les parcs (de pluie, de chaume, de nuit) ? Est-ce que je suis de la team qui préfère éduquer les brebis à avoir un rythme commun pour la chaume ? A les mettre en parc pour la chaume ? Ou à les laisser libres ?
C’est quoi mon rapport au risque ? (orage, zone escarpées, sauvetage de brebis coincée…)	Essayer de trouver une orga qui prenne en compte les limites de chacun.e
Quelle est ma forme physique ? Mes limites, physiques et mentales ? Ai-je besoin d’un aménagement particulier (maladie chroniques, problèmes articulaire, menstruation…) ?
Quelles sont mes revendications, mes positionnements par rapport au droit du travail ? Quels sont mes conditions minimum de salaire, de décence de logement, d’eau, autres… ?	Quelles sont les revendications communes que nous pourrions avoir vis à vis des patrons ?
Ai-je un chien ? Quelles sont les choses à savoir sur mes chiens ? Comment je vis le quotidien avec eux (jamais attachés, dorment dans la cabane…) ?	Si l’un.e de nous n’a pas de chien, est-ce qu’il y a un partage de chien possible ? Comment je veux que tu fonctionnes avec mes chiens ? Si il n’y a pas de partage de chien, trouver un chien en prêt. Faire se rencontrer les chiens en amont.

… Sur le thème de la vie quotidienne

Fonctionnement perso	Organisation à deux
Quels sont mes besoins, envies, limites en termes de solitude et de visites (enfants, amis, amoureux.euses, amant.e.s, stagiaire…)	Voir si une entente est possible. Laquelle ? Les conditions des cabanes permettent-elles de respecter les limites de chacun ? Que peut-on aménager pour faciliter les visites ?
Quels sont mes besoins dans la vie quotidienne (propreté, bruit, cuisine…) ?	Comment souhaite-t’on s’organiser, s’ajuster pour la vie quotidienne ?
Quels sont mes besoins et mes limites en termes d’intimité, de pudeur (très dépendant des cabanes) ?	A-t’on besoin de poser des limites précises d’intimité entre nous ? Quels niveaux de partage de nos vies perso ? La relation de travail peut-elle tendre vers une relation d’amitié ?
Quel est mon régime alimentaire ? Ai-je des allergies ? (…attention aux produits de soin )	Trouver une organisation pour les courses. Si envie de mettre en commun, se mettre d’accord sur un budget
Si j’ai des dépendances, comment je les gère (cigarette, alcool, drogue, sucre, médicament…)?
Ai-je une voiture ? Le permis ?	Si l’un.e de nous n’a pas de voiture, est-ce qu’il y a un partage de véhicule possible ? Sinon comment faire ?
Ai-je besoin de partager certaines de mes tendances politiques, idéologiques (féminisme, loup, droite/gauche, rapport aux animaux…) ?

…autour de la gestion de conflits

Fonctionnement perso	Organisation à deux
Quand je sens une tension, comment j’ai tendance à réagir ? De quoi j’ai besoin pour que ça s’apaise ?	Quelles sont nos idées si on vit une tension voire un conflit ?
Quelles sont mes peurs, mes sources de stress, mes appréhensions ?	J’ai besoin de quoi pour avoir moins d’appréhensions, pour éviter d’avoir certaines peurs (façons de s’organiser, de se parler, de travailler ensemble…)

Des conseils pour prévenir les conflits :

• Créer des moments formels de discussions
  • Répondre à ce questionnaire avant de monter en alpage
  • Se poser et parler organisation de la vie quotidienne et du travail une fois qu’on a emmontagné
  • Faire des bilans au court de la saison, au moins à la mi-saison et fin de saison pour se dire si des choses nous tendent, ce qui fonctionne bien et moins bien. On peut caler des dates déjà en amont afin de s’y tenir et de ne pas éviter la discussion. S’imposer une régularité de ces bilans évite l’accumulation des tensions.

Voilà un exemple de bilan à faire en cours de saison :

« Jusqu’à présent…

Qu’est-ce qui a bien fonctionné ? – dans le travail – dans la vie quotidienne –

Qu’est-ce qui pourrait être amélioré ? Dans ces 2 catégories. On peut partir des tensions qu’on a senties (et qui sont de la matière pour faire évoluer certains fonctionnements, situations).

Se partager une chose qui m’a marqué. Une chose que j’ai apprise.

Est-ce que j’ai un gros caillou dans la chaussure ? Est-ce que j’ai été traversé.e par des émotions fortes ? Lesquelles ? Pourquoi ? De quoi a t-on besoin pour que ça aille mieux ?

Est-ce que j’ai envie de partager autre chose ? »

Témoignage
Avec ma binôme, on s’était calé de manière un peu ritualisée toutes les deux semaines, pour échanger sur notre relation de travail et de vie. La consigne était de parler de notre relation comme si on la racontait à notre meilleur pote. Les tensions, les bons moments, les incompréhensions, on pouvait tout lâcher. La consigne était donc aussi pour l’écoutant de prendre la place du meilleur pote. Aucune réaction autre que de l’écoute et de demande de clarification des émotions ou des vécues de l’autre n’étaient donc acceptés. Il s’agissait ainsi vraiment de partager ses expériences vécues, ses ressentis et comment ça nous avait touchés en ne restant que dans l’écoute (même si parfois ça fait mal), et surtout sans les mettre en débat à ce moment pour pouvoir laisser la parole se dérouler.
Dans un second temps et une fois que chacun.e avait pu s’exprimer, alors on pouvait lever les nœuds et voir comment les traiter pour éviter qu’il ne se représente

• Prendre des jours de repos, aller dormir dans une autre cabane

Si vous avez répondu à la question « comment j’ai tendance à réagir quand je suis en tension », peut-être votre binôme a dit qu’iel avait besoin d’un temps pour redescendre, pour digérer. Vous pouvez lui proposer de prendre une pause, de partager moins d’espaces communs si c’est possible, d’adapter votre organisation de travail en fonction de la situation.

Témoignage
Ça nous est arrivé avec ma binôme que je descende quelques jours, après une grosse tension. Mais avant, on avait pris un bon moment de discussion parce que pour moi qui descendait, on savait que la pression pourra sûrement redescendre, mais pour celle qui restait en haut,il fallait éviter qu’elle rumine et qu’elle nourrisse le monstre ! Elle avait justement de la visite à ce moment-là, du coup ça tombait très bien, elle pouvait aussi en parler de son côté. Et à mon retour on s’est repris un temps pour parler, et les nœuds se sont en grande partie dénoués. J’ai senti l’effet positif de la prise de recul

• Appeler des personnes pour être écouté.e, pour mieux analyser la situation :
  • Appeler des ami.e.s
  • Cléopâtre : c’est un réseau de personnes qui répondent à nos appels quand on rencontre des difficultés. Vous pouvez le solliciter pour avoir quelqu’un qui puisse vous écouter, qui vous aide à comprendre les tensions dans lesquelles vous êtes emmêlé.e.s, pour décharger votre colère, avoir du soutien : 06-99-50-77-05.
• Il y a sûrement pleins d autres façons de prévenir et vivre les conflits…

Pour trouver plus de ressources sur le métier de gardien.ne de troupeaux…

… Les associations

Alpes : Association des Bergères et Bergers en Alpages et Systèmes Pastoraux (ABBASP), 06-42-61-16-91/ https://abbasp.fr

Alpes : Maison du berger, 04-92-49-61-85 / http://maisonduberger.com

Ariège : Association des Pâtres de Hautes Montagnes, https://patres-montagnes09.wixsite.com/patres09

Hautes-Pyrénées : L’association des pâtres des Hautes-Pyrénées, https://patres65.wixsite.com/monsite

Jura : L’association des bergers du Jura franco-suisse et amis, http://www.bergersdujura.org/

Pyrénées centrales (principalement) : Le collectif gardiennes, lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans le milieu pastoral, 06-61-74-54-28/ collectifgardiennes@proton.me

ASPIR: Association de Soutien au Pastoralisme Inventif et Responsable, https://aspir.eu/

…Les syndicats de gardien.ne.s de troupeaux

Si vous avez des questions en lien avec le droit du travail: https://sgtcgt.noblogs.org/

Ariège : 06-22-75-24-36 sgt_ariege@riseup.net

Hautes-Pyrénées : 06-44-02-60-84 syndicatdespatresdu65@gmail.com

Hautes-Garonne : 06-79-47-20-66 sudpatres@riseup.net

Région Rhône-Alpes : 06-56-72-78-71 sgt38@riseup.net

Région PACA : 06-80-90-41-16 sgtpaca@riseup.net

Cévennes : 06-88-72-11-12 sgtcevennes@riseup.net

Vous pouvez télécharger ci-dessous la partie « Liste de questions » de cet article.